UN PEINTRE DANS L'HISTOIRE ET UN HOMME DANS L'ART

La première approche d'un travail artistique par l'historien semble avoir des vertus analogues à celles d'un premier rendez-vous amoureux, avec tout ce que cela comporte d'impatience, d'espoir, de ravissement. Et par moments aussi, de découragement ou d'incompréhension. Comme en amour, la recherche s'accompagne invariablement de confusion, de désordre, d'interrogations. avant que la raison ne remette un certain ordre dans une documentation forcément réunie de façon empirique. Le phénomène semble d'autant plus étrange que plusieurs décennies ou siècles séparent le plus souvent les deux partis, Et, dans le cas d'une "redécouverte", il s'accompagne d'une très forte résistance du goût - les artistes ne se démodent pas, mais seulement notre façon de regarder leurs œuvres - qui rend l'approche plus difficile et Sa justification première presque irrationnelle.

Sans doute à cause de sa volonté précoce de se retirer de la scène artistique, Robert Lapoujade était devenu une sorte de référence des années 1950-1960 dont on ne voyait plus les œuvres, soigneusement gardées par des collectionneurs fidèles, des musées toujours plus avant-gardistes, ou même par le peintre lui-même, à la fois créateur boulimique et thésauriseur. Pourtant, notre approche de son œuvre semble avoir été pratiquement écrite d'avance. Non que, né à Montauban, il se devait un jour ou l'autre d'entrer au musée Ingres par la grande porte ! Un acte de naissance ne s'accompagne jamais d'un droit obligatoire au talent... Car, comme l'auguste père du Bain turc, ilCes dames de Montauban 1963 quitta très tôt les bords du Tarn, on il eut pourtant l'occasion de réaliser sa toute première exposition. Mais pouvait-on être sourds a la conjonction de plusieurs événements prémonitoires ? D'abord, l'annonce du décès de l'artiste, refaisant l'instant d'une triste actualité la pleine lumière sur ce lointain fils du pays. Puis l'opportunité heureuse d'acquérir un de ses tableaux, alors que le musée n'avait jusqu'ici en le privilège de voir entrer dans ses collections qu'un portrait d'Andrieu à la mine de plomb et une belle Scène d'émeute (Cat. 60). La recherche devait rapidement nous apprendre que cette grande toile de 1956 (Cat. 37) appartenait à la période plutôt rare de sa première maturité. Enfin, alors même que le tableau venait juste d'arriver - il n'avait pas encore eu le temps d'être accroché dans les salles ! -, nous reçûmes la Visite impromptue de David Lapoujade, dernier enfant du peintre, curieux de savoir si le musée de Montauban conservait beaucoup d'œuvres de son père. Peut-on ainsi résister aux signes ? Et à l'appel d'une curiosité par trois fois excitée ?

L'approche du fonds d'atelier fut évidemment déterminante. Ce premier contact avec cinquante ans d'une activité créatrice intense et très féconde fut - avouons-le - assez paradoxal dans le sens où la découverte des œuvres sans aucun autre ordre que celui de leur rangement de fortune ne fit pas apparaître d'emblée leur commun dénominateur avec évidence. Comme si plusieurs peintres s'étaient associés sous le même patronyme ! Cette même impression devait d'ailleurs nous étreindre en découvrant plus tard les œuvres sur papier, notamment les Volumineux cartons oit le peintre rangea des centaines de pochades a la gouache, pastel, lavis ou aquarelle, si différentes de ses feuilles parfaitement achevées et signées, mais ou se lisait avec tant d'impudeur une part de sa méthode de travail, à la fois virtuose, exigeante et impulsive. Dans cette apparente confusion de style - ou plutôt du multitudes de styles -, la maîtrise du pinceau apparaissait pourtant sans détour. Sa force, sinon sa violence, aussi. Et une certaine jouissance de créer, qui n'a pas été, évidemment, sans s'accompagner de son lot de toiles inachevées on inabouties. Il est évident que, dans ce premier contact désordonné, de nombreuses œuvres semblèrent alors d'un effet trop facile, sans doute à cause de teintes acidulées ou d'effets de blanc peut-être trop systématiques. Sait-on si le peintre les auraient reconnues telles qu'il fut obligé de nous les laisser, on si leur appréciation n'aurait pas demandé une attention un peu plus soutenue, surtout à côté de tableaux d'une présence plus immédiate ? Pour en juger, d'une façon presque historique, on se doit de considérer - pour les dernières années - l'isolement créatif du peintre. Peu contraint de fournir des œuvres à des expositions, il se laissa alors parfois dominer par son perfectionnisme, en travaillant parfois une toile au-delà de ce qu'elle aurait dû exiger. En effet, l'une de ses angoisses les plus profondes semble avoir été la notion d'achèvement d'une œuvre et, par rapport à son langage plastique très fragmenté et constitué d'accumulations de touches de peinture, cette limite ne s'imposait pas toujours clairement à son esprit. N'était-il pas fasciné par Le chef-d'œuvre inconnu de Balzac ?

Ainsi, comme pour tout fonds d'atelier - celui de Gustave Moreau n'avait-il pas surpris les premiers visiteurs de soit musée parisien, dont le succès n'a pourtant jamais cesse de grandir depuis ? -, l'œuvre de Lapoujade apparaissait sans priorités, avec une majorité de pièces tardives et un considérable ensemble de ces belles nudités qu'il brossait pour lui-même et ou il paraissait s'abandonner, non sans quelque facilité. Mais, surtout, il manquait l'essentiel au panorama -pourtant Nu allongé 1948 déjà si prometteur et passionnant -, c'est à dire toutes les toiles et les nombreux dessins que l'artiste avait livré au public en dix-huit expositions personnelles, sans parler des Salons auxquels il participa régulièrement, ni des manifestations nombreuses où il fut invité. Pour l'essentiel, elles appartenaient déjà à des collections particulières. Ainsi, l'œuvre "engagée" se dérobait encore en grande partie. Les portraits dessinés et les érotiques de la fin des années 1950 aussi.

La préparation de la présente exposition nous a heureusement permis de combler quelques unes des nombreuses lacunes qui ressortaient des premiers ensembles étudiés, et de remonter le temps jusqu'à ses premiers essais de peintre. Si nous pensons très sincèrement pouvoir aujourd'hui montrer la richesse de son parcours artistique, en le suivant régulièrement, année après année, nous ne cacherons pas pour autant nos limites. Notamment l'absence des beaux portraits dessinés à la pointe d'argent présentés en 1949 - mais d'autres pièces permettent de les imaginer - ou les toiles qui firent l'objet de L'enfer et la mine en 1952 - nous n'avons pas, hélas, trouve de substitut à ces œuvres tourmentées dont les reproductions du catalogue témoignent de la violence, même au travers de médiocres reproductions en noir et blanc fort peu flatteuses - ou de tableaux célèbres en leur temps, comme la bataille de Rocroi ou le Triptyque sur la torture. Mais il sera à nouveau permis de voir quatre toiles du Vif du sujet et trois portraits de l'exposition de 1965, particulièrement ceux de Sartre et de Marguerite Duras dont la communauté de pensée avecLa torture 1958 Lapoujade firent d'eux ses plus célèbres préfaciers. Surtout, on n'y a pas oublié quelques œuvres liées aux deux événements de l'histoire contemporaine à la cause desquels le peintre donna son pinceau et toute la conviction de son indignation ou de sa solidarité : la guerre d'Algérie et mai 1968.

A la lumière de cette première réunion d'œuvres aussi diverses, tant par leurs sujets que par leur style, quelques interrogations et pistes de recherche doivent être avancées. Et, en premier lieu, celui de la place de Lapoujade dans l'époque qui fut la sienne. Cette place, il la chercha d'ailleurs lui-même, au point d'avoir écrit plusieurs essais d'esthétique, dont le dernier, le plus volumineux, n'a été livré à la publication que sous forme de fragments. Le débat se situait en grande partie sur cette lisière trouble entre figuration et abstraction où l'artiste se trouvait, comme la plupart de ceux qui ont représenté ce moyen terme qu'était l'informel et à laquelle il peut être rattaché par de nombreux aspects. En cette seconde moitié du XX, siècle, l'art pouvait-il être encore figuratif ? Ne devait-il être qu'abstrait ? La réponse était d'autant moins simple qu'il s'est trouvé maints critiques pour avancer le nom de Lapoujade pour décréter que la modernité n'était pas seulement abstraite. Lui-même se disait volontiers "réaliste non figuratif". En fait, le parcours de notre homme n'était pas si limpide et combien de fois ne le surprend-on pas en train de franchir allégrement la frontière, dans un sens, puis dans l'autre !

Ses débuts sont presque symbolistes, tant les images se veulent complexes et inquiètes. Mais la double tentation, d'une franche abstraction et d'une figuration presque ingresque, n'a pas tardé à apparaître. Sauf qu'il refusa d'abord toute osmose, alternant bien attentivement les genres dans ses premières expositions. Si les dessins à la pointe d'argent de 1949 montrèrent la maîtrise graphique du jeune autodidacte, La bataille de Rocroi, trois ans plus tard, le désigna comme un brillant tenant de la non-figuration. La tentation cubiste - sans doute était-ce la conséquence logique de son amour pour Cézanne dont l'influence sur le cubisme était alors admise jusqu'à l'exagération - n'était pas non plus très éloignée. Il n'y a là, en fait, aucune incohérence véritable car il est évident que Lapoujade cherchait encore sa voie, et dans toutes les directions possibles. Cette recherche, perpétuelle, devait d'ailleurs aussi le conduire à l'écriture - roman, théâtre -, mais aussi a la sculpture, activité parallèle à la création des marionnettes de ses films. On pourrait même se demander s'il se trouva jamais, tant son travail fut tout autant recherche qu'aboutissement, ce dont a largement témoigné son intense activité d'enseignant. Sans véritablement abandonner la notion de sujet -nous y reviendrons -, Lapoujade opéra une profonde réflexion sur la forme, plus que sur le "style" dont il changea avec une magnifique infidélité sans toutefois jamais se trahir lui-même, tant sa progression apparaît finalement logique. Le titre de son exposition de 1950, Prétextes et peinture formelle, suffirait a le définir en peu de mots pour cette époque-là. Avec un rare sens de l'oscillation, accentuant ou atténuant le rapport au réel pour mieux confondre on révéler son sujet, l'artiste atteignit sans doute une première forme de maturité entre 1955 et l'année 1968, qui correspond, entre autres, à ses grandes œuvres érotiques et les pièces consacrées à la mine, à la torture et à la guerre. La couleur - pourtant si flamboyante dans la décennie précédente - demandait pourtant à être reconquise avec méthode. Après l'explosion généreuse et vindicative des œuvres pratiquement nichromes consacrées a l'enfer des mineurs, les grands paysages du milieu des années 1950, dans une palette limitée où domine un gris incroyablement sensuel, accentuèrent les effets de structure, les axes, les lignes de composition - autant d'hommages a ce cher Cézanne ! -, autour desquels les quelques indices de figuration s'accrochent. Puis la fragmentation s'accentua, des bleus éclatants et des rouges puissants vinrent prendre une place prépondérante -ce devaient être, avec le blanc, les couleurs dominantes de beaucoup de ses tableaux. Les toiles se couvrirent de hachures et les scènes amoureuses partirent comme protégées par un épais rideau de pluie. La guerre d'Algérie ou l'évocation d'Hiroshima paraîtraient finalement presque joyeuses dans ces toiles bien colorées si les Le couple au miroir 1968 lignes de force n'évoquaient toujours quelque violence aveugle, une menace ou une douleur. Les titres, néanmoins, permettent toujours d'y retrouver la réalité du sujet. -Mai 1968 offre une sorte de césure étrange. D'abord la gamme est sombre, sans doute pour mieux évoquer des événements nocturnes et un environnement urbain - on ravalait encore peu les façades, à cette époque... -, mais surtout la touche est presque unifiée, comme si la tentation de raconter d'une façon naturaliste s'était faite un moment plus pressante. Cette soudaine rupture n'est pas seulement liée aux événements : Le couple au miroir (Cat 61) bénéficie de ces teintes plus sourdes, de ces masses étonnamment unies.

Ce qu'on pourrait appeler le "retour à la peinture", après la dizaine d'années presque exclusivement consacrée à l'expérience cinématographique - mais celle-ci trouve une grande part de son originalité dans la nature profondément picturale du langage de Lapoujade - s'accompagna d'une étrange "rééducation" dont témoignent plusieurs copies, dont deux de la Joconde, l'une réaliste, acide et presque naïve, l'autre beaucoup plus personnelle, laiteuse, où, dans les méandres d'une fragmentation si caractéristique du visage, se devine le célèbre profil de Léonard de Vinci lui-même, allégorie à peine déguisée de l'osmose intime du créateur et de son œuvre. Si les toiles des années ultimes semblent rejoindre celles de la fin des années 1950, ce n'est presque qu'une coïncidence apparente. En fait, un regard attentif permet d'apprécier la plus grande fragmentation de la touche, compliquant à l'envi une structure toujours aussi présente, mais comme fondue dans la matière. L'exigence s'était encore accrue, tout autant que l'absence de limites entraînée par l'isolement à Saincy, déjà évoquée. Sans doute peut-on alors parler d'"horreur du vide", d'ivresse envahissante, dont témoignent avec la même puissance les mers, les forêts et les foules. Cette généreuse exagération de l'artiste est parfaitement corroborée par l'incroyable floraison d'œuvres au cours de la dernière décennie. Et d'autant mieux que certaines exigèrent de lui un travail infiniment long et presque pénible dans sa progression, et d'autant plus pénible que la santé de l'homme semblait vouloir combattre les exigences du peintre.

D'une première vision d'ensemble d'un travail sur lequel tout demeure encore à écrire, un second élément de réflexion tient évidemment au sujet. Car, chez Lapoujade, celui-ci est loin d'être toujours un prétexte iconographique.

Certains pourraient penser que le Guernica de Picasso a été l'un des derniers grands tableaux d'histoire, achevant magnifiquement plusieurs siècles passés à célébrer les victoires militaires des rois, la grandeur et le luxe des princes ou la déchéance des tyrans. Ce serait là limiter considérablement l'art de notre siècle et le confiner, notamment après la fin de la seconde Guerre mondiale, dans de pures spéculations formelles. Mais, effectivement, n'y a-t-il pas un certain anachronisme, en notre seconde moitié du XX, siècle, à se vouloir -ou a être désigné comme tel - peintre d'idées et peintre d'images, tout en appartenant malgré tout à la "modernité" ? Le propos n'est-il pas trop ambitieux, sinon exagérément prétentieux ? Sans doute Robert Lapoujade dut-il subir le poids de cette double exigence de son art, rejeté autant par les partisans de l'art abstrait que par ceux d'une figuration orthodoxe, pour n'avoir pleinement sacrifié, a partir de sa pleine maturité, ni à l'un, ni à l'autre. Ou plutôt pour avoir cherché à réunir ces deux frères ennemis et jaloux de la peinture. Les musées ne se sont un peu intéressés a lui que dans les années 1950-1960, sans doute impressionnés par ses amitiés littéraires, notamment le soutien actif de Sartre, mais en dénonçant sans mot dire le classicisme de son "réalisme non- figuratif". Il n'était pas assez abstrait pour apparaître totalement comme un artiste ,"d'avant-garde", mais pas assez figuratif pour malgré tout éveiller une certaine curiosité. Inclassable, dirions-nous. Ses œuvres ne portent jamais les doux noms poétiques de "composition,", de "sans titre" ou de "XB213", mais n'ont pas tout à fait l'apparence d'un portrait, d'un nu, d'une scène ou d'une nature morte. Et il n'est pas assez ancien pour prétendre appartenir à ce qu'on nomme "le XXe siècle historique", appellation permettant d'accepter toutes les peintures qui prétendent illustrer quelque chose. Ses œuvres ne sont donc ni montrées, ni vues depuis longtemps.

La faute en revient partiellement au peintre lui-même, par une retraite tout aussi subite que définitive, au moment même où son nom commençait à signifier quelque chose. Sans doute n'aimait-il pas les formules. Sans doute devina-t-il les pièges où le long texte de Sartre aurait pu le faire tomber: celui d 'un peintre politique, militant, dénonciateur. Il le fut, c'est évident. Mais n'était-il qu'un témoin de son temps ? Cela eut fait de lui un simple "imagier", un illustrateur opportuniste. Où serait la peinture dans tout cela ? La reconnaissance n'était pas son but, dans ce que la reconnaissance a de catégorique et de définitif. Muséographique, osons le mot... Le succès, et surtout la facilité qu'apporte la notoriété, semble lui avoir plus coupé les ailes qu'aidé sa carrière et son inspiration.

Car Lapoujade fut l'homme des parcours complexes. Des parcours non devinés d'avance. Il apprit tout par lui-même, s'adonnant en virtuose aux techniques les plus diverses, Jusqu'au si difficile dessin à la pointe d'argent, s'essayant non sans talent à une abstraction totale pendant quelquesciseaux 1949. années - mais est-elle lyrique on géométrique ? Nos contemporains s'y perdraient -, et se donnant même l'exigence de passer par la copie en reprenant définitivement ses pinceaux.

Les ruptures, en fait, vinrent d'une certaine incompatibilité entre une gloire naissante et le refus d'une forme trop bourgeoise de reconnaissance. Justement parce que sa peinture voulait dénoncer et non pas séduire, repousser et non pas plaire. On l'acclama pour avoir soutenu la cause algérienne et s'être intéressé aux mouvements étudiants de mai 1968. Sartre voulut surtout voir en lui un militant à sa ressemblance, le comparant au Goya de la guerre d'Espagne. Mais il était avant tout peintre. Il dut fuir. Mais pour fuir, il n'en renonça pas pour autant a illustrer les grands moments de son époque. Continuant à aimer les images, les images d'hommes et de vie - mais cherchant l'isolement pour ne pas être comparé à tort et à travers, catalogué, étiqueté -, sa télévision devint finalement une sorte de modèle, captant pour lui les grands mouvements de foule, ceux des concerts de rock, des catholiques fêtant l'arrivée du pape on des parisiens acclamant l'accession an pouvoir de François Mitterand. Aux grandes manifestations hostiles d'autrefois succédèrent les grandes houles plus joyeuses des années 1980. Peut-être pourrions-nous parler ici de peinture solaire, tant ces dernières œuvres paraissent optimistes, apaisées, tout en gardant par ses sujets le goût de l'affrontement: La guerre (Iran-Irak) - sans doute La guerre (Iran-Irak) 1985. son dernier tableau d'indignation -, Berezina, L'enlèvement des Sabines ou la Lutte de Jacob et l'Ange, admirable tableau et dernier étrange chef-d'œuvre qu'on ne saurait lui attribuer s'il n'était parfaitement signé.

La thématique est évidemment la première force de l'œuvre de Robert Lapoujade. La force du témoin, du croyant, avant celle du téléphage. Certes, nous n'oublierons pas qu'il consacra une part de son œuvre à des sujets assez traditionnels, comme le portrait, la nature morte ou le paysage. Et surtout le nu, thème omniprésent. Sans doute regrettera-t-on qu'il s'y consacra trop souvent avec une facilité parfois légère et répétitive... Mais ce serait oublier la sensualité de l'homme, exacerbée et exigeante, même si on peut regretter qu'elle commanda grandement le pinceau dans ces moments-là, comme une Dalila forçant Samson à filer. Même s'ils sont iconographiquement peu novateurs, la plupart de ces tableaux plaisants - et virtuoses tout autant que d'autres - n'en sont pas moins importants pour apprécier que la peinture n'est pas forcément une torture d'où doit toujours naître un monde parfaitement réinventé. La peinture de Lapoujade peut aussi être un acte de jouissance. Elle est bien souvent un exemple de "bonheur à voir". Ce n'est pas si fréquent : nos peintres contemporains nous en donnent malheureusement des exemples beaucoup trop rares, cherchant parfois à bien reproduire la tourmente d'un Géricault comme étant seule convenable pour un artiste... Mais comment n'évoquerions nous pas l'acquisition récente de la sulfureuse 0rigine du monde de Courbet par le musée d'Orsay - au point d'avoir été presque systématiquement interdite de reproduction jusqu'à cette entrée très médiatique dans le patrimoine public - devant les "féminités" non moins évidentes et provocantes de Lapoujade, part la plus originale de ce qu'il acceptait qu'on appelât sa peinture "érotique", Sans doute représentaient-elles une forme de combat - car il s'agit d'un érotisme impudique et sanguin -, bien avant notre fameuse libération des mœurs, puisque le peintre n'hésita pas à les présenter - d'ailleurs avec quelques "Verges" non moins nouvelles pour l'époque - avec des toiles traitant de la guerre d'Algérie, et notamment de la torture, lors de l'exposition du Vif du Sujet, au titre si bien venu pour décréter qu'on allait enfin y traiter de choses vraiment "sérieuses"! Sans doute cette étrangeNu allongé 1948 juxtaposition tentait-elle d'évoquer, du plaisir à la souffrance sans qu'il y soit nullement question de masochisme, toutes les forces extérieures exercées sur le corps. De tels rapprochements ne peuvent évidemment pas être d'un penseur médiocre... L'omniprésence du "sourire vertical" dans son œuvre, pour reprendre le titre si poétiquement évocateur de son second film avec acteurs, n'est pourtant pas seulement une provocation de la part de Lapoujade, mais une nécessité. Il s'agit de pure sexualité, jusqu'a l'exhibition de l'acte lui-même, qui n'est pas seulement la juxtaposition de deux corps nus, mais une union à la fois intime et fondamentale.

Si cette part de son œuvre contribua à attirer sur lui des regards attentifs, amusés, réprobateurs ou admiratifs, la répétition régulière de tableaux de nus, même et surtout au cours des dernières années, suffirait à convaincre les sceptiques que le propos du peintre était loin d'être un acte d'exhibition et de provocation gratuites, mais répondait à une exigence. Jusqu'à presque devenir, lui aussi, un message de militant.

Evidemment, si le nom de Lapoujade a laissé quelque trace dans l'histoire de la peinture de l'après-guerre, c'est pour avoir abordé, en humaniste, le thème des grands événements qui agitèrent et déchirèrent la société française. Ils assirent sa notoriété, sinon une certaine forme de célébrité. Il est vrai, peu de peintres osèrent affronter les grands séismes de notre histoire contemporaine comme il le fit, en prenant parti avec conviction dans ces graves crises politiques et humaines dont les blessures ne sont toujours pas cicatrisées et dont les conséquences sont toujours actuelles.

Sans entrer dans la complexité d'un engagement personnel sincère et parfois très actif - qui n'est pas ici notre propos, mais qui explique évidemment beaucoup de choses -, il nous semble que Lapoujade, en ce sens, peut être appelé un "peintre d'histoire". Sans doute fut-il le dernier d'entre eux. Car la dimension humaine de son œuvre n'est en effet pas contestable. Pas plus que ne le fut sa parfaite sincérité. D'autant que, s'étant retiré du monde au point d'en avoir accepté la pauvreté, il refusa de suivre le chemin que son œuvre "engagée" lui garantissait, et qui aurait été celui d'un peintre reconnu, suivi, sinon même officiel. En s'éloignant de la scène, il montra à quel point ses prises de position n'avaient pas été opportunistes, et en surprenant des images sur son poste de télévision - avouons que la démarche est non seulement très insolite, mais tout à fait passionnante -, il continua toujours, mais pour lui-même et hors de toute possibilité d'être récupéré, à parler des grandes forces du monde. Celles de l'homme, évidemment, mais aussi celles de la nature qu'il en rapprocha par la magie du pinceau, de la manière, du style. Les détours et contre-détours d'un tel parcours artistique doivent évidemment surprendre. A l'heure où tant de peintres cherchent invariablement a toujours prolonger ce par quoi ils ont acquis la célébrité, au risque de se mentir à eux-mêmes et de sombrer dans un auto-classicisme des plus affligeants, les profondes ruptures de la carrière de Robert Lapoujade sont tout à la fois les indices de la qualité de l'homme et des Don_Quichotte exigences de l'art. En quittant la peinture vers 1970, il entendit ne pas entrer dans l'engrenage du peintre parfaitement engagés auprès d'intellectuels parfaitement reconnus. Et, dans le domaine cinématographique, on peut constater que, avec un décalage comparable à la rupture picturale, les problèmes financiers des Mémoires de Don Quichotte entraînèrent l'abandon définitif d'un mode d'expression où son César de 1976 l'avait désigné comme un maître. Encore une fois, la sincérité de l'homme devait passer par tous les paradoxes de l'artiste. Et sans doute Jean-Paul Sartre l'avait-il bien senti en l'appelant "le peintre sans privilèges". Refus de tous privilèges, c'est certain. Recherche d'authenticité, de vérité, de foi et de rigueur.

Avec de pareilles exigences, il est évident qu'un tel artiste, qui a tant dérangé son époque, mettra encore un certain temps avant de trouver parfaitement sa place dans l'histoire de la peinture de son siècle. Mais nous pensons qu'elle existe déjà, Et qu'il la refuserait sans doute aussi, s'il le pouvait,

GeorgesVIGNE