LAPOUJADE ET LE CINÉMA: UNE RÉPUBLIQUE LIBRE ET FOISONNANTE 

J'ai eu l'honneur - le bonheur - de rencontrer Robert Lapoujade pour la première fois en mai 1968. C'était à Cannes, au moment où critiques et cinéastes ligués avaient arrêté le festival, pour protester contre la répression policière qui avait changé toute une nuit le Quartier latin, particulièrement la rue Gay-Lussac, en chaos sanglant. je nous revois, son producteur Claude Nedjar le critique Louis Seguin, lui et moi, défilant bras dessus, bras dessous à Nice en tête d'une délégation des gens du festival, avec les organisations politiques et syndicales de la région. je découvrais le Lapoujade engagé à peine après avoir découvert, par les hasards de la curiosité ou du bouche à oreille amical (je ne sais plus), le Lapoujade cinéaste. J'avais pu voir, en effet, au "marché du film",, rue d'Antibes, autant dire hors Festival, le Socrate C'avait été une révélation, même un éblouissement, que j'avais tenté de faire partager à mes lecteurs de la Nouvelle Revue française ou des Cahiers du cinéma, revues ou il m'arrivait alors de sévir.

Pour qui, comme moi, venait de découvrir, grâce à Henri Langlois et à P. Adams Sitney, le cinéma "underground" américain, ce film était la preuve qu'il y avait en France aussi des cinéastes expérimentaux, fous, géniaux, sans tabous esthétiques ou moraux, et sachant, de plus, utiliser la parole (même si le texte, de Colette Audry sauf erreur, était loin de m'avoir comblé), dans des films qui n'étaient pas de petits chatoiements visuels de trois minutes mais de francs et bons longs métrages organisés autour d'une trame narrative. Celle-ci nous était fournie par le récit en voix off d'un détective charge de surveiller un quinquagénaire subversif (interprété par Remi Chauffard) qui, peu à peu, réussissait à le retourner, de même que, dans les dialogues de Platon, Socrate finit toujours par subjuguer ses jeunes contradicteurs, Ce moderne Socrate-là n'en finissait pas moins que l'autre par boire la ciguë - sous la forme -ou sous le regard, je ne sais plus - des caméras de la télévision. Entre temps, beaucoup de mots étaient proférés, trop peut-être, liés à la doxa philosophique de l'époque. Je me souviens qu'était prononcé par exemple le nom d'Althusser, que les sous-titres anglais optimistement ajoutés traduisaient par "Mc Luhan"...

L'important du film n'était cependant pas ce que disaient les mots : la bande sonore était pleine de mugissements étranges et de bourdonnements de mouches qui ne concouraient pas moins qu'eux au sens. Pour le reste, le montage elliptique, les accélérations vertigineuses du rythme; la splendeur des couleurs et surtout le fait que la nature même (arbres, routes) y était, à l'occasion, repeinte, les maquillages à la manière (lu théâtre traditionnel japonais ou clé peintures de guerre primitives, l'étrangeté des poses, l'obsession de la pourriture et du déchet - tout ce qui en faisait un gigantesque happening visuel - donnaient une impression d'œuvre totale, musicale et plastique autant qu' idéologico-narrative, quasi surréaliste et surprenante comme un OVNI.

Or ce que j'ignorais - et que je découvris peu après -, c'est que cet objet tombé du ciel avait été précédé de plusieurs autres, de moindre taille et de moindre ambition mais qui préparaient sa venue. Il y avait eu Enquête sur un corps (1959), filmage d'un modèle féminin nu, puis une série de courts métrages d'animation, la plupart produits par le Service de la recherche de l'O. R. T. F. : Foules (1960), Noir et Blanc (1961), Prison (1962), Vélodrame (1963), Trois Portraits d'un oiseau qui n'existe pas (1963), Cataphote (1964), Mise à nu (1965) et l'Ombre de la pomme (1967). Il y avait eu aussi quelques films en prise de vue réelle sur des artistes amis : Andréou (1960), Chastel (1962), Prassinos: l'image et le moment (1963), ou sur lui-même en train de peindre un illustreDon Quichotte. écrivain : Portraits parallèles: jean Paulhan (co-réal. Yannick Bellon, 1965). Il y aurait ensuite un autre long métrage, inspiré de son roman l'Inadmissible, publié en 1970 par Maurice Nadeau : le Sourire vertical (1971-1973), avec de nombreux et prestigieux figurants. Enfin, pour éviter les mésaventures consécutives au piètre destin commercial clés deux longs métrages, viendront deux films de marionnettes, censés être d'un moindre coût et redonner à l'auteur son autonomie : Un comédien sans paradoxe (1975) et les Mémoires de Don Quichotte (commencé en 1977, inachevé). Mais n'anticipons pas.

Dans leur diversité, ces œuvres relèvent d'une même énergie, venue d'un très ancien et très puissant goût de l'image animée. Depuis ma plus tendre enfance, je voulais

du cinéma", déclare Robert Lapoujade à l'étudiant Jacky Ferrand venu l'interviewer en mars 1982 . Aussi quelle aubaine, quand, un beau jour de la fin des années 50, un jeune homme lui achète d'un coup dix-sept toiles et lui permet d'acquérir une caméra Pathé-Webo! Quelle aubaine aussi quand, après une présentation de ses deux premiers courts métrages au Ranelagh, Pierre Schaeffer, qui les voit, lui propose de le rejoindre au Service de la recherche de la R. T. F. et lui assure ainsi la production de presque tous ses films pendant huit ans.

Ces films - encore une fois très divers - se caractérisent par trois traits simples, fort révélateurs de l'attachante personnalité cde Lapoujade il sont foisonnants, ingénieux, subversifs.

Foisonnants le mot veut désigner le caractère composite, voire hétéroclite, à la fois des thèmes, des ingrédients et des techniques utilisées. Comme si cet homme bouillant et multiple, qui peignit, sculpta, s'engagea politiquement du la façon la plus nette, écrivit des romans et de la critique, fabriqua mille objets, mille décors, n'avait jamais pu se résoudre à ne dire qu'une chose et n'explorer qu'une voie. Si, dès Foules, il travaille au blanc-titre, il le fera de manière originale, animant sous l'œil lent de la caméra des éléments découpés dans des magazines (titres, photos de visages grimaçants, clé corps féminin nu, de manifestations de rues, portrait de Sartre ou de la reine Elizabeth), mais aussi des toiles ou des encres en cours d élaboration et des matières aussi inattendues que des poudres ou des grains de poivre qui, sur telle photo de foule, donnent l'impression de pavés qui volent (on voit que mai 68 n'est pas loin). Même diversité, d'ailleurs, dans la matière sonore (le Luc Périni et Annie Trescot, qui assemblent des bruits de tambour et de foules, des cris d'horreur et des bribes de discours répétées ("Il faut que je m'explique").

Ce foisonnement, à la fois richesse et bâtardise, se retrouve dans Prison, essai de reconstitution du champ de conscience d'un prisonnier, avec longs plans fixes sur les murs lépreux, remémoration par flashes obsédants du drame, puis du procès, fantasmes érotiques, etc.; dans Vélodrame, histoire cocasse d'un certain M. Erde qui, "quelque part en Europe, dans une ville célèbre, entend des voix," (les voix de la publicité - par exemple : "La soutane Boléro est votre soutane" : tué dans un accident, il monte au ciel avec son vélo, s'entend demander son nom par Dieu, répond "M...erde" et est précipité en enfer. Mêmes entrelacements de techniques et d'images dans TroisPortrait de l'oiseau qui n'existe pas. Portraits d'un oiseau qui n'existe pas, d'après un poème de Claude Aveline "Le rêve d'un oiseau qui n'existe pas / C'est de ne plus être un rêve / Personne n'est jamais content / Et comment voulez-vous que le monde puisse aller bien dans ces conditions ?") et Cataphote, mélange de prises de vue réelles, de photos fixes, cde surimpressions mobiles et de dessins ou dle collages, concertant avec une "suite libre" de phrases de Ionesco ("I1 faut se méfier, faire très attention... Où suis-je ?... M. le policier, je crois à la logique... Pas de danger si on fait bien attention... Pas la peine de bouger... je conçois confusément, j'exprime clairement... Tout se passe entre, toujours entre...").

Or ce qui donne aux films ce côté patchwork et en bras de chemise (a la manière peu des films d'animation de l'Américain Robert Breer, qui avait travaillé à Paris dans les années 50), c'est l'absence de préjugés techniques, une grande liberté, une volonté de tout essayer. Tâtonnements, bricolage, ingéniosité. Déjà dans son premier film, Enquête sur un corps, pourtant tourné en prises de vue réelles, Lapoujade se livre à toutes sortes d'expérimentations sur l'image (cache-contrecache, changement de focales) et sur le son. Vers 1965-1967, il s'essaiera même, dans l'expérience éphémère de Bidulant bidulant, a une projection sur toutes sortes d'écrans spéciaux, rideaux, tapis, sphères, à la manière des lettristes. Tout sera à l'avenant - avec, sensible dans les interviews accordées par Lapoujade aux uns on aux autres, une grande conscience de ce qu'il fait, c'est-à-dire d'être un expérimentateur et, à l'occasion, un inventeur (jusque par les économies qu'il fait dans le nombre de dessins nécessaires pour donner l'impression du mouvement). Un exemple entre cent : la manière dont il s'y est pris pour produire des flous visuels du Socrate, cet arbre qui paraît tourner sur lui-même à toute allure, tandis qu'à l'arrière plan champs, vaches, ciels changent vertigineusement. il a suffi de mettre la caméra dans un chariot qui avance relié à l'arbre par une ficelle enroulée autour du tronc (voir schéma), l'opérateur prenant des images par petites saccades régulières,

Pour lui, donc, le mot "recherche", qui figure dans le titre de son "Service" à l'O. R. T. F, n'est pas un vain mot. Au Service de la recherche à Paris, Robert Lapoujade est le frère de Norman McLaren expérimentant librement à l'Office national du film du Canada à Montréal, de même que dans sa maison de Saincy de Bellot, où il passera l'essentiel de son temps dès les années 70, il sera le frère de Méliès dans sa propriété de Montreuil, ou, quand cela va mal et que les moyens se réduisent, comme à la fin, le frère de Bernard Palissy brûlant jusqu'à ses meubles pour arriver à l'œuvre. Autrement dit, jusqu'au bricolage pathétique et presque au martyre s'il le faut, être autonome, créer autour de soi une sorte de petite république artistique libre et indépendante.

C'est la seule manière d'échapper aux censures (le tous ordres, à commencer par celle de l'argent. indispensable quand, comme Lapoujade, on entend ne rien s'interdire, tout manifester, et joyeusement. La bêtise s'offusquant d'un rien, on se retrouve vite du côté de la subversion, avec ses deux aspects : la raillerie sociale (comme dans Vélodrame) et l'érotisme, voire la paillardise. Les deux se rejoignent souvent. d'ailleurs. Un mot du second.

Il y a dans toute l'oeuvre de Lapoujade une puissante odor di fémina. Déjà sensible dans sa peinture, elle traverse tous ses films : depuis la belle jeune femme (Cécile était son nom) filmée sous toutes les coutures dans Enquête sur un corps jusqu'au Sourire vertical (au titre éloquent), en passant par les femmes nues de Foules, les rires de femme chatouillée de Noir et blanc - avec des "oui" et des "non" trop torrides pour être de simples allusions (comme l'a soutenu l'auteur) aux referendums qui occupaient alors souvent les Français -, les formes érotiques qui apparaissent et disparaissent comme autant de graffitis instables dans Prison, les amants qui s'embrassent de la femme nue qui tourne sur elle-même dans Cataphote etc, Rien de scandaleux dans cette omniprésence, pas plus d'ailleurs que dans la jubilation qui l'entoure, Pourtant Le Sourire vertical aura des problèmes avec la censure (nous sommes au temps de Pompidou). Comme on petit le déduire des exemples donnés par Lapoujade à Ferrand, c'est le censeur qui fera ici l'obscénité et rendra subversif ce qui n'était que truculent. Ainsi, dans une scène du film, un homme est châtré d'un coup de dents par une femme noire qui recrache le sexe au loin : un chien l'attrape et entreprend de le croquer, tournant sept fois sur lui-même, preuve que ce bout de viande est coriace. les censeurs ont enlevé les sept tours du chien, qui ne croque plus qu'une fois. Cela n'a plus ni sens ni humour. À un autre moment, un homme éjacule sur le visage d'une femme. Le "sperme", tiré d'une bouteille de sirop, était déversé en quantité énorme : "Cela n'arrêtait pas […]. Le côté impossible de la chose neutralisait l'action. Or les censeurs ont exigé que soient enlevés la plupart des jets de sperme pour n'en garder que deux et, de ce fait, cela devient dégueulasse ... "

Ces déboires, joints à l'échec commercial du film, conduiront Lapoujade au repli stratégique évoqué plus haut. En le rapprochant des conditions du cinéma expérimental., les marionnettes, qu'il fabrique lui-même, lui donneront l'indépendance. En résultent Un comédien sans paradoxe, hommage un peu paradoxal à Diderot (car le texte du philosophe sur le jeu de l'acteur concerne plutôt les humains que leurs doubles de bois et de colle) et surtout les merveilles inachevées des Mémoires de Don Quichotte. C'est la dernière aventure de Lapoujade cinéaste, an thèmeDon Quichotte évidemment emblématique. Un soir, en décembre 1984, il fut donné à quelques privilégiés d'en voir d'importants extraits au cinéma Les Templiers, près de la République. Finalement, Lapoujade-Don Quichotte (un don Quichotte rabelaisien, progressiste, généreux) n'a pas eu raison des moulins à vent, mais il a emporté avec lui le souvenir de formidables cavalcades et, sans doute, le secret de rêves infinis.

Reste aujourd'hui à ressusciter son monde enchanté et tumultueux, créé, trente ans durant et image par image, avec une énergie et une patience inouïes. Pour cela, il faut souhaiter que ceux qui détiennent actuellement les droits des films -l'I.N.A., notamment - fassent enfin quelque chose pour les montrer et qu'un généreux mécène, privé ou public, permette aux marionnettes du film ultime et inachevé d'entrer enfin sous les yeux du public dans la vie éternelle de l'art.

Dominique Noguez