LA
VRAIE SEMBLANCE
Vous êtes là pour que Lapoujade fasse votre portrait.
Or Lapoujade ne vous regarde pas. Il regarde la toile encore
vide. Il procède à une accumulation de
peinture sur cette toile. Un peu partout tout d'abord,
semble‑t‑il, puis dans l'espace de ce qui sera,
dans un instant, le visage.
Il
peint. On ne distingue rien. Il continue à rassembler des
couleurs. N'importe quelles couleurs dirait‑on, au début,
puis certaines de préférence.
C'est
Kandinsky qui, je crois, disait que la peinture est déjà
dans les tubes avant d'être sur la toile. Où est‑on
avant, où est Sartre avant de passer si extraordinairement
sur la toile de Lapoujade ? Il est, nous sommes, dans
Lapoujade intégrés, nous circulons dans Lapoujade. je n'ai
jamais eu aussi fort que devant ce peintre le sentiment, la
sensation, d'être un phénomène physique osmotique,
soluble.
Lapoujade
continue en votre présence à construire ‑ en votre présence
‑ et sans coup d'œil vers vous ‑ ce désordre
stupéfiant duquel vous allez surgir. Ce n'est pas un
brouillon. C'est le Fonds des Choses sur quoi tout ce qui lut
créé se détache, vous, moi, une bouteille, Aristote on un
chat.
Il
vous a oublié.
Dans
un rassemblement de toutes ses forces sensibles, physiques,
avec toute sa force musculaire, nerveuse, Lapoujade
reconstruit un Sartre imaginaire. Et pour cela, s'il a besoin
que Sartre soit présent, là, dans le même lieu que lui,
Sartre, preuve absolue de l'existence de Sartre, il ne doit
pas regarder le Sartre présent. Car si étale que soit votre
humeur, si quotidien votre comportement, il n'en reste pas
moins que cette humeur ou ce comportement sont occasionnels,
fragments. Rien à faire : vous n'êtes jamais, même à un
moment privilégié de votre vie, qu'une illustration
insuffisante de vous même, signe, indice, entre mille d'un
tout qui jamais, bien entendu, ne se trouve, en une seule
fois, exprimé. Comment pouvez‑vous cependant apparaître
au plus près de ce tout ? Aux yeux de Lapoujade j'entends ?
justement, et c'est là le miracle Lapoujade : dans la mémoire
que l'on a de vous, De tous les Sartre vus, entendus, lus,
rencontrés, dans la juxtaposition de tous les états de
cette "matière", Sartre a une chance d'apparaître
et de survivre au‑delà de son passage psychologique.
Lapoujade fait taire sa mémoire accidentelle, il essaie d'accéder
à sa mémoire globale, intemporelle de Sartre. Mais cette mémoire‑idée,
Lapoujade ne peut y accéder, contradictoirement, qu'en
oubliant Sartre, d'abord, et n'y pas "penser"
ensuite. La pensée donne un coup d'arrêt au souvenir, le
pose, le considère, le capte clans son filet et, bien
entendu, le glace. Non, la pensée de Sartre ne doit pas être
pensée, elle doit passer directement de la vision à l'outil,
à la main. Pas de relais entre ce deux temps:
voir
et donner à voir.
Lapoujade
travaillant, c'est une chose inoubliable. il dit : "je ne
veux rien déterminer à l'avance alors ne vous étonnez pas
de ma façon de peindre." C'est très impressionnant.
Vous êtes là et, encore une fois, il ne vous regarde pas
‑ à peine parfois, à la fin du travail. Vous gêneriez
l'absolue figure que vous êtes en lui s'il vous regardait. La
toile est encore informe. Il y a du jazz, haut, fort.
Lapoujade, au rythme du jazz, s'avance vers la toile, la
frappe avec le pinceau, recule revient, toujours en cadence,
modèle de ses deux mains l'air qui est devant la toile, et à
l'ombre de sa courbure, pose la première pierre du bâtiment.
Toujours au rythme du Jazz qui vide la tête des noirs quand
ils dansent.
Lapoujade
est très loin de vous, il est avec la peinture. La peinture
coule dans le monde en fleuves et rivières, il la capte, il
puise dedans. Il ne pense pas. Un homme qui, sans la pensée,
rend compte du Sartre pensant, c'est inoubliable. Lapoujade ne
se souvient plus de rien, s'il vous a vu c'est dans une autre
vie vraiment, l'autre, celle où il ne peint pas. De tous les
Bachelards accidentels, Bachelard va surgir. Et il va surgir
de Lapoujade comme d'un autre qui l'aurait rencontré de même.
Fais par tous, et pour tous, Lapoujade vous fait.
L'effort est colossal. Il est double chez ce
"constructeur", comme Sartre l'appelle. Le premier
effort c'est perdre
l'habitude, la paresse de sa vision, perdre de vue son
contrechamp psychologique, sort impureté. Le second effort
c'est, pour Lapoujade, de sortir, à son tour, des gonds qui
enferment Lapoujade et de se lancer dans la recherche comme un
inconnu.
"Lapoujade,
dit Sartre, innombrable carrefour de l'homme et du monde,
c'est un embouteillage..." à propos de son exposition
"Émeutes". je crois que cela est applicable à
cette, exposition‑ci où Lapoujade a rendu compte d'un
seul au lieu de mille : un seul est innombrable, carrefour
aussi bien, encombrement de lui‑même.
Voici,
tout en dansant, Lapoujade avance, il se bat toujours. Mais
vous allez bientôt devenir la tache sur le mur, les aspérités
du plâtre qui, aussitôt assemblées par la vue en une
figure, ne peuvent plus se séparer. Vous allez coïncider
avec le hasard qui vous a donné ce visage, qui a donné au
mur celui que vous venez de découvrir. C'est pareil,
exactement.
Vous
étiez, devant Lapoujade, ce chien russe que l'on a vidé de
son sang et qui se tient en état de mort apparente. Voici
qu'il vous réinjecte votre sang, que lentement une pompe vous
le rend. Sur le diagramme des battements du cœur qui était
devenu une ligne droite, on note un tressaillement, puis un
autre, dans le désordre tout d'abord, puis de plus en plus régulièrement
ensuite, puis enfin au rythme naturel. C'est fait. C'est
admirable.
Marguerite
Duras
(Préface
du catalogue de l'exposition de Lapoujade, Portraits
non‑figuratifs Paris, Galerie Pierrre
Domec, Paris, mai 1965) ã
Editions P. O. L.