LA VRAIE SEMBLANCE  

Marguerite Duras 1965  Vous êtes là pour que Lapoujade fasse votre portrait. Or Lapoujade ne vous regarde pas. Il regarde la toile encore vide. Il procède à une accumulation de  peinture sur cette toile. Un peu partout tout d'abord, semble‑t‑il, puis dans l'espace de ce qui sera, dans un instant, le visage.

 Il peint. On ne distingue rien. Il continue à rassembler des couleurs. N'importe quelles couleurs dirait‑on, au début, puis certaines de préférence.

 C'est Kandinsky qui, je crois, disait que la peinture est déjà dans les tubes avant d'être sur la toile. Où est‑on avant, où est Sartre avant de passer si extraordinairement sur la toile de Lapoujade ? Il est, nous sommes, dans Lapoujade intégrés, nous circulons dans Lapoujade. je n'ai jamais eu aussi fort que devant ce peintre le sentiment, la sensation, d'être un phéno­mène physique osmotique, soluble.

 Lapoujade continue en votre présence à construire ‑ en votre présence ‑ et sans coup d'œil vers vous ‑ ce désordre stupéfiant duquel vous allez surgir. Ce n'est pas un brouillon. C'est le Fonds des Choses sur quoi tout ce qui lut créé se détache, vous, moi, une bouteille, Aristote on un chat.

 Il vous a oublié.

 Dans un rassemblement de toutes ses forces sensibles, physiques, avec toute sa force musculaire, nerveuse, Lapoujade reconstruit un Sartre imaginaire. Et pour cela, s'il a besoin que Sartre soit présent, là, dans le même lieu que lui, Sartre, preuve absolue de l'existence de Sartre, il ne doit pas regarder le Sartre présent. Car si étale que soit votre humeur, si quotidien votre comportement, il n'en reste pas moins que cette humeur ou ce comportement sont occasionnels, frag­ments. Rien à faire : vous n'êtes jamais, même à un moment privilégié de votre vie, qu'une illustration insuffisante de vous même, signe, indice, entre mille d'un tout qui jamais, bien entendu, ne se trouve, en une seule fois, exprimé. Comment pouvez‑vous cependant apparaître au plus près de ce tout ? Aux yeux de Lapoujade j'entends ? justement, et c'est là le miracle Lapoujade : dans la mémoire que l'on a de vous, De tous les Sartre vus, entendus, lus, rencontrés, dans la juxtapo­sition de tous les états de cette "matière", Sartre a une chance d'apparaître et de survivre au‑delà de son passage psycholo­gique. Lapoujade fait taire sa mémoire accidentelle, il essaie d'accéder à sa mémoire globale, intemporelle de Sartre. Mais cette mémoire‑idée, Lapoujade ne peut y accéder, contradic­toirement, qu'en oubliant Sartre, d'abord, et n'y pas "penser" ensuite. La pensée donne un coup d'arrêt au souvenir, le pose, le considère, le capte clans son filet et, bien entendu, le glace. Non, la pensée de Sartre ne doit pas être pensée, elle doit passer directement de la vision à l'outil, à la main. Pas de relais entre ce deux temps:

voir et donner à voir.

Lapoujade travaillant, c'est une chose inoubliable. il dit : "je ne veux rien déterminer à l'avance alors ne vous étonnez pas de ma façon de peindre." C'est très impressionnant. Vous êtes là et, encore une fois, il ne vous regarde pas ‑ à peine parfois, à la fin du travail. Vous gêneriez l'absolue figure que vous êtes en lui s'il vous regardait. La toile est encore infor­me. Il y a du jazz, haut, fort. Lapoujade, au rythme du jazz, s'avance vers la toile, la frappe avec le pinceau, recule revient, toujours en cadence, modèle de ses deux mains l'air qui est devant la toile, et à l'ombre de sa courbure, pose la ­première pierre du bâtiment. Toujours au rythme du Jazz qui vide la tête des noirs quand ils dansent.

 Lapoujade est très loin de vous, il est avec la peinture. La peinture coule dans le monde en fleuves et rivières, il la capte, il puise dedans. Il ne pense pas. Un homme qui, sans la pensée, rend compte du Sartre pensant, c'est inoubliable. Lapoujade ne se souvient plus de rien, s'il vous a vu c'est dans une autre vie vraiment, l'autre, celle où il ne peint pas. De tous les Bachelards accidentels, Bachelard va surgir. Et il va surgir de Lapoujade comme d'un autre qui l'aurait rencontré de même. Fais par tous, et pour tous, Lapoujade vous fait.

   L'effort est colossal. Il est double chez ce "constructeur", comme Sartre l'appelle. Le premier effort c'est perdreJean Paul SARTRE 1965 l'habi­tude, la paresse de sa vision, perdre de vue son contrechamp psychologique, sort impureté. Le second effort c'est, pour Lapoujade, de sortir, à son tour, des gonds qui enferment Lapoujade et de se lancer dans la recherche comme un inconnu.

"Lapoujade, dit Sartre, innombrable carrefour de l'homme et du monde, c'est un embouteillage..." à propos de son exposition "Émeutes". je crois que cela est applicable à cette, exposition‑ci où Lapoujade a rendu compte d'un seul au lieu de mille : un seul est innombrable, carrefour aussi bien, encombrement de lui‑même.

 Voici, tout en dansant, Lapoujade avance, il se bat tou­jours. Mais vous allez bientôt devenir la tache sur le mur, les aspérités du plâtre qui, aussitôt assemblées par la vue en une figure, ne peuvent plus se séparer. Vous allez coïncider avec le hasard qui vous a donné ce visage, qui a donné au mur celui que vous venez de découvrir. C'est pareil, exactement.

 Vous étiez, devant Lapoujade, ce chien russe que l'on a vidé de son sang et qui se tient en état de mort apparente. Voici qu'il vous réinjecte votre sang, que lentement une pompe vous le rend. Sur le diagramme des battements du cœur qui était devenu une ligne droite, on note un tressaille­ment, puis un autre, dans le désordre tout d'abord, puis de plus en plus régulièrement ensuite, puis enfin au rythme natu­rel. C'est fait. C'est admirable.

 

Marguerite Duras

(Préface du catalogue de l'exposition de Lapoujade, Portraits non‑figuratifs ­Paris, Galerie Pierrre  Domec, Paris, mai 1965) ã Editions P. O. L.