ROBERT LAPOUJADE, UN PEINTRE RÊVEUR ET CITOYEN

La vie et œuvre de Robert Lapoujade peuvent apparaître comme des tissus de contradictions. Sa vie : celle d'un travailleur acharné, qui pourtant ne creusait pas longtemps le même sillon, qui savait interrompre un projet pour se lancer dans un autre, qui ne croyait pas trop aux emplois extérieurs, comme ceux de l'enseignement, auxquels pourtant il se donnait avec ferveur. Un homme aussi pour qui les amours toujours vraies, se disent au féminin pluriel.

Autoportrait 1942Quant à son œuvre, la première difficulté qu'elle soulève pour ceux qui ont à cœur de retrouver sa mémoire, c'est qu'il n'en tenait aucun registre. Combien de fois lui ai-je demandé de me donner des documents sur les tableaux du passé ? Il me répondait qu'il n'en existe pas ; et ses propres souvenirs le rendaient incapable de dire à qui il avait donné ou vendu telle ou telle œuvre. Il était tout entier tourné vers le présent, et surtout l'avenir, mais nullement vers le passé, même récent. Bien présomptueux qui prétendrait ne serait-ce qu'ébaucher Un catalogue exhaustif de Robert Poujade.

Les quelque cent œuvres de lui que présente aujourd'hui le musée de Montauban montreront, certes, grâce à leur ordre chronologique (seulement probable) une évolution, depuis les premiers tableaux, les premières gravures , les premiers dessins d'après la Libération, jusqu'à sa mort. Une évolution, mais une constance aussi dans le style, dans ce que les ateliers appellent la "patte" Constance et inconstance. On y trouvera aussi une contradiction, ou plutôt une oscillation entre le dessin et la couleur, et cette oscillation se traduira par une harmonie maîtrisée dans les derniers tableaux. Les fameux dessins à la pointe d'argent sont un haut moment pour le regard et pour le trait ; et s'y exprime aussi la hantise des valeurs du gris le plus léger au noir total ; quand, dans les années soixante, Robert Lapoujade enseigna l'art plastique à l'Ecole alsacienne, il demandait a ses élèves de trouver et de réaliser, au crayon, onze degrés allant insensiblement du blanc de la page au noir complet. Cela semble facile ? Essayez...

La TortureOn pourra même constater que les tableaux de la période 1950 a 196O traitent la couleur de façon énergique, ou du moins affirmative. Sont ménagées de relativement grandes plages d'une même teinte, qui la posent et l'imposent, quinze ou vingt ans plus tard, la surface est bien plus divisée, et pourtant les couleurs, plus subtiles sans doute, contribuent au sens de l'œuvre en même temps que la lumière. Comme si les problèmes jadis résolus à coups de décisions, de choix, de privilèges, n'avaient plus à se poser en termes d'exclusion, et pouvaient enfin être traités grâce a l'harmonie, puis grâce a la conspiration entre des éléments formels non seulement réconciliés, mais surtout convergents désormais. Assez incapable de régler les problèmes de sa vie pratique, Robert Lapoujade à su construire, pour ses œuvres une série d'étapes au terme desquelles créer, jadis labeur, naguère travail, devenait enfin une Joie.

Autre contradiction, au moins apparente, voilà un homme qui a passé sa vie à ne penser qu'à la peinture, et qui pourtant était un citoyen conscient et "engagé". En témoignent les tableaux sur la torture, pendant la Guerre d'Algérie ; plus récemment, sur la bombe atomique sur les émeutes, les "manifs", les concerts de la musique rock, etc. Lapoujade, dans sa thébaïde de Saincy, ne posait guère sa palette que pour regarder la télévision. Paradoxe ? Non. Il m'a dit plusieurs fois que cela lui apportait des "images", mot qui le torturait, et qu'il aimait cependant. Il se vantait de pouvoir "clicher" une image. si brève soit-elle, dans ses détails, dans son sens essentiel, et de pouvoir ensuite la travailler et, non pas la "rendre" mais lui rendre cette vérité que les médias négligent on dissimulent. Mais dans ce cas, il aurait pu aussi bien s'agir d'un match de football ; pourtant non, ce seront des images de la guerre Iran-Irak ou des foules du 10 mai 1981. S'il ne s'intéressait qu'à ça, qu'à la peinture, ce fut toujours celle des grands moments collectifs de son temps.

Mais que dire de ce peintre "abstrait" soucieux des formes, des traits, des teintes et de leurs congruences, cet ennemi de tout réalisme, trop facile et trop servile, qui pourtant Peut donner un titre figuratif à chacun de ses tableaux au point que, quand il n'y en a pas, on pourrait presque les dater par l'événement non pas qu'ils représentent (quel vilain mot !), qu'ils évoquent, dont ils livrent le sens, la signification.

Sens, signification : sans doute des mots-clefs pour approcher l'œuvre de Lapoujade. Il le savait fort bien lui-même : autour du 1950, et pendant cinq on six ans, il était à la recherche de définitions de ces termes, à la recherche de courants de pensée qui leur auraient donné importance, vie et actualité. Ce fut évidemment la rencontre avec la phénoménologie, On pouvait voir Robert Lapoujade attablé dans les cafés du quartier latin, et interviewant tantôt Gilles Deleuze, tantôt François Châtelet, Jean-François Lyotard (qui venait de faire paraître un "Que sais-je ? " sur ce sujet) et d'autres, dans l'espoir d'une réponse à la question : qu'est-ce que le sens ? Fut-il déçu ? Pas entièrement, car il a pu s'apercevoir, à l'ombre de la philosophie d'Edmund Husserl, que si les formes, notamment picturales, sont des "moules creux", une ou des significations viennent immédiatement se couler en elles. Toute sa vie, Lapoujade va à la fois expérimenter ce fait, et le nourrir.

Don QuichotteLe cinéma : il était évident, même pour un œil peu exercé, dès ses premières œuvres personnelles (après les apprentissages) que Lapoujade, un jour on l'autre, ferait du cinéma: en effet, chaque fois que son dessin explorait des traces hors de la stricte figuration chaque fois la trace présentait comme un tremblé, comme une répétition du trait due à quelque déplacement de la main, de la jambe, de la cigarette, du vêtement qui tombe, de la branche qui frémit; bref, comme si plusieurs images cinématographiques se superposaient sur la toile.

L'activité de Lapoujade cinéaste a duré de nombreuses années. Mais il est important de se souvenir que cette activité a connu, sinon deux périodes, au moins deux manières. Première manière : le cinéma d'animation, comme on dit : du travail presque exclusivement au banc-titre. Un trait, une touche, et la caméra prend un cliché. A la projection, on a l'impression qu'on a filmé le dessin en train de se faire on voit l'image apparaître sans que se voient la main on le pinceau qui la créent.

Plusieurs courts-métrages en noir et blanc sont dus à ce procédé ; l'œuvre la plus réussie est sans doute le Portrait d'un oiseau qui n' existe pas film en couleur sur un poème de Claude Aveline. On y voit par exemple cet oiseau se construire peu à peu, plume à plume, gigoter, et puis se défairePortrait de l'oiseau qui nexiste pas (puisqu'il n'existe pas) et bien sûr se refaire, autre. Quelle force poussait Lapoujade à travailler ainsi, sinon ce sentiment, présent dans toute son œuvre que la peinture s'est trop longtemps contentée de représenter des clichés "instantanés", des vues figées, même si elles choisissent un moment qui, s'il le faut, exprime le mouvement du cheval au galop, de l'archange Gabriel ou de Sartre secouant son mégot. Il n'y a pas chez Lapoujade de telles "natures mortes", de telles photos de plateau, dirait un cinéaste. Les différents moments du mouvement coexistent dans le dessin. D'où aussi un nouvel effet, auquel Lapoujade tenait beaucoup : un effet de lecture plus difficile. Ce cheval est-il, comme l'indique tel trait, en train de ruer ? ou, comme le suggère tel autre trait, au repos ? Lucien Goldmann regarde-t-il vers sa droite, on vers sa gauche ? A plusieurs reprises, Lapoujade s'est félicité de cette situation d'incertitude, disant que si le spectateur veut une figure et une seule, devant l'œuvre qui lui en propose plusieurs, et bien il n'a qu'à la choisir, à "se" la choisir comme on dit en Occitanie. On va, et c'est tant mieux, vers des œuvres qui impliquent le travail conjoint du peintre et du spectateur: il employait toujours, à ce moment là, le mot travail.

Et puis il y a eu les œuvres cinématographiques de la seconde période, du second genre : Le sourire vertical et Socrate ; deux longs métrages, qui ont demandé énormément de travail. Ce sont des films dans lesquels l'auteur se risque à suivre des scénarios où se succèdent des scènes sans rapports apparents, quelque chose comme le cliquètement des situations hétérogènes remplaçant en quelque sorte la coexistence et l'espèce de tremblement du trait des premiers courts-métrages. Ce n'est plus l'image qui grésille ou qui interfère avec elle-même, c'est la narration, c'est le narratif. Bref, c'est encore et toujours du Lapoujade. Une œuvre qui, elle aussi, nous demande du travail.

En raison de cette sorte de tremblement des formes, certains tableaux vus de loin peuvent donner l'impression que le dessin est hésitant Il n'en est rien. Pour s'en convaincre, regarder quelques portraits de cette exposition, ou bien les portraits exécutés à la pointe d'argent, autour de l'annéeCiseaux 1949 1959; ils sont d'une précision extrême. Se souvenir qu'a la pointe d'argent, qui inscrit le trait sur un parchemin mouillé, il est impossible d'effacer quoi que ce soit, le moindre contact pointe avec le parchemin laissant une trace noire indélébile. Robert Lapoujade a plusieurs fois décrit, pour ses élèves pour ses amis, la tension extraordinaire que comporte ce genre d'exercice, tension du regard et de la main, exigence d'une vision d'une précision inhabituelle, et aussitôt d'un tracé irréprochable et définitif. Cela suppose, évidemment, de l'entraînement, mais aussi une maîtrise rare. Le modèle lui-même est appelé à prendre la pose avec calme et patience, On retrouvera cette précision du dessin, chez Lapoujade, dans presque tous ses tableaux, même (sinon surtout) dans ceux qui jouent volontairement du flou, du nébuleux, ou bien du "tremblé" ou d'une sorte de superposition de nature cinématographique. Comme si un certain mal à voir jouait ici avec les mécanismes de fascination. Robert Lapoujade avait aussi, sans cesse, la tentation d'écrire. Le Mal à voir est le titre d'un de ses essais de 1955, et les Mécanismes de fascination d'un autre essai, de 1951. Il a aussi donné de nombreux articles. Par exemple "Une peinture existentialiste" dans Les lettres nouvelles d'avril 1956, ou "La liberté de l'artiste", dans cette même revue en avril 1958.

Si beaucoup pensent que ce n'est pas par l'écriture que ce peintre s'est exprimé avec le plus de force et de clarté, ou que son vocabulaire manque trop souvent de constance ou de pertinence, le lecteur bienveillant trouvera néanmoins dans ces textes la manifestation, même embrouillée, des problèmes qui hantaient le peintre, et à ce titre les textes permettent de mieux aborder les œuvres plastiques.

Quels problèmes ? Ceux du sens, de la signification, nous l'avons vu. Ceux aussi de l'image : à partir de quand une image est elle constituée? Suffit-il qu'elle ait sens, ou du sens? Et aussi ne peut pas ne pas surgir la question de son rapport, quel qu'il puisse être, avec la réalité. Qu'on nous autorise ici une citation un peu longue : Découvrir le monde, qu'on le peigne en rouge ou en bleu, qu'on le transpose ou qu'on le transvoie c'est à partir d'une différence fondamentale (de l'être jusqu'à un certain néant) se découvrir soi en se mesurant à lui. Il reste à définir et à poser à partir de quelle évidence formelle fonctionne l'espace de l'image et comment cette image, bien qu 'irréelle peut s'induire en réalisme.

C'est un extrait d'un article intitulé : "L'être en regard".

Cette image, bien qu'irréelle, peut s'induire en réalisme. Mais alors, dans le portrait ? On dit pourtant bien que le problème est ici celui de la ressemblance. Si l'on court vers le mimétisme photographique, ce n'est plus "l'espace de l'image" qui "fonctionne" et si on exorcise toute similitude, on ne fait plus un portrait. Ce qui est mis en question, dans les portraits peints deMarguerite Duras 1965 Lapoujade, c'est précisément cette notion de ressemblance. Partir du fait que la photo d'identité n'a aucun intérêt, même si elle permet de vérifier que le passeport est bien celui de la personne qui l'exhibe. Un portrait digne de ce nom devra "dire", ou "montrer" autre chose : plus. Nous avons ici trois portraits de personnes célèbres : Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Lucien Goldmann. Au demeurant, Robert Lapoujade a exécuté plusieurs portraits de ces trois modèles.

Ceux-ci semblent à la fois livrer les visages et les dissimuler, comme si le peintre disait a celui qui regarde son tableau que sa vision à lui est inquiète, changeante, plurielle, évolutive, et que si le peintre laisse trace de tout cela sur la toile, c'est au spectateur, après tout, de refaire au moins en partie l'itinéraire difficile mais riche, tendu, incertain, Vivant comme est vivant un visage, pourtant toujours semblable à quelque chose de lui-même malgré son incessant devenir. On retrouvera bien sûr en chacun de ces trois portraits tels signes plastiques caractéristiques de chacun des modèles : le strabisme de Sartre, les yeux souvent mi-clos de Duras, le regard attentif et tendre de Goldmann, et ainsi de suite. Presque des repères : on ne peut pas confondre, on ne peut que reconnaître la main de Sartre, les cheveux de Duras, le col ouvert de Goldmann. Concession minimale au réalisme ? Peut-être. Mais comme le visage n'est pas seulement fait de ces repères, eux-mêmes plus que mobiles, vers la gauche des trois portraits, c'est à dire vers la droite des personnes "représentées" s'installe, comme victorieux, le fameux "mal à voir". A voir autrement. A voir autre chose, à voir davantage, et plus précisément à voir ce que le portrait à cent pour cent réaliste n'aurait ni vu ni fait voir. Lapoujade ici, refuse de défigurer parce qu'il entreprend de dévisager. Qui a pu par exemple connaître Lucien Goldmann le retrouve dans ce portrait bien plus présent, bien plus vivant que dans les photographies, pourtant excellentes, qu'on a gardées de lui. "A partir de quelle évidence formelle, disait Lapoujade fonctionne l'espace de l'image" ?

Cet "espace de l'image", en effet, fonctionne à partir d'exigences formelles qui concernent aussi bien le format que la dynamique des contours et des couleurs, la luminosité des parties, la "touche" : bref tout ce qui concerne les fameuses, "couleurs en un certain ordre assemblées" de Maurice Denis. Mais ce n'est pas tout, loin de là. Il y a aussi, outre les fameuses "significations" de la toile, celles qui sortent directement des faits plastiques, les significations historiques, sociales, politiques, très fréquentes chez Lapoujade. Les fameuses œuvres contre la torture, pendant la guerre d'Algérie. Manifestations 1968 Les "manifestations" et les "émeutes". Dans de telles œuvres, le sens politique est Souvent donne par le titre de la toile. Mais parfois, même si le titre est déjà riche de sens politique, le sens va bien plus loin. Ainsi en est-il (]'une grande toile intitulée "10 mai 1981". Sur ce tableau figure bien, en haut et à droite, une sorte d'estrade, avec peut-être un drapeau rouge, mais c'est comme si ce symbole de l'organisation était totalement marginalisé par rapport à la présence réelle de centaines de milliers de personnes qui ne s'en occupent guère : le temps n'est plus aux "manifs" plus ou moins programmées, il est au déferlement d'un peuple entier qui aurait pris en mains son destin, de façon adulte. Et, par la rue qui figure tout en haut de la toile, ce peuple ne cesse d'arriver. Il ne s'agit plus d'une analyse socio-politique, il s'agit d'un rêve, d'une utopie consciemment forgée, d'une sorte d'au-delà de l'événement, non plus tel qu'il est, mais tel qu'on voudrait qu'il soit, Tel qu'on rêve qu'il devienne. Ce 10 mai et ses suites n'ont pas rassemble ces foules. Mais ils auraient pu le faire.

Il est curieux de constater que deux artistes majeurs de ce siècle ont, chacun à sa manière, travaillé sur la multitude d'événements minimes qui devient, comme par l'effet du nombre. un grand événement, un, unique, unifié : il s'agit de Robert Lapoujade, dans ses nombreuses "foules" et du musicien lannis Xenakis, dans presque toutes ses œuvres et surtout depuis Métastasis (1954) ou Pithoprakta (1957). Le compositeur s'arme d'un appareil mathématique riche mais précis qui lui permet "de traiter", dit-il, un nombre énorme de faits ponctuels, ici des sons de l'orchestre, et d'en faire sentir à l'auditeur, malgré l'effet de nuage le sens, la direction, les évolutions, etc.

Cette quasi rencontre entre le peintre et le musicien est elle un fait du siècle ? De l'effet de masse, de la "massification" dit-on parfois, qui semble respecter la liberté de chacun, à l'intérieur des lois ? On appelle parfois cela la démocratie. Ou bien est-ce une façon de souligner an contraire que, quand bien même le courant presque unanime va dans une direction donnée, il y a toujours une certaine possibilité pour un atome, pour Lin grain de sable, pour un individu, d'aller à contre-courant ? Ou tout simplement de faire comme les autres tout en restant lui-même.

En somme, chez Lapoujade comme chez Xenakis, chacun de nous n'a qu'un point en commun avec tous les autres, c'est qu'il leur est différent. L'art du XX, siècle ne pouvait pas passer à côté de ce paradoxe, qui sent à la fois la nostalgie et l'utopie. Nostalgie de l'individualisme romantique, perdu avant même qu'il ait existé réellement, et utopie d'une société où réapparaîtrait le "sujet" tant décrié, mais qui se cherchent tant qu'il n'aura pas trouve sa réalisation effective. Peindre "pour son époque", c'est aussi peindre l'avenir, et pour l'avenir qu'elle peut se représenter. Ou écrire. Ou composer de la musique. Et tout cela fonctionne ainsi, même si l'artiste créateur n'a pas conscience du contenu social des formes qu'il élabore.

En somme, pendant plus de soixante ans, Robert Lapoujade s'est littéralement battu contre des contradictions qui l'entouraient, contre des obsessions qui ne le quittaient pas. Pour ce faire, il aurait été prêt à renoncer à tout, et il a en effet renoncé à beaucoup : à la gloire, à l'argent, à la cohérence, à l'itinéraire rectiligne, à la sécurité morale, psychologique, matérielle. A tout sauf à la peinture.autoportrait 1943 Peut-être la seule chose sérieuse de sa vie. il a même renoncé à être reconnu comme un "grand peintre" : nous en avons souvent parlé ensemble ; et pourtant il était convaincu (moi aussi) qu il en était un. Notamment parce qu'il s'occupait plus de peindre que de se faire reconnaître. Le moindre hommage à lui rendre est donc d'essayer d'entrer dans ses toiles. justement parce qu'il les a disposées de sorte que nous puissions, qui que nous soyons, entreprendre de l'y suivre.

Depuis plus de quarante ans que je m'y efforce, je me suis fabriqué une petite clef pour y entrer : il s'agit de détecter ici ou là les contradictions que chaque œuvre résout on ne résout pas, mais présente toujours sans violence. Les collages surréalistes affichaient cette violence; des milliers d'œuvres du passé la niaient ; d'autres proposaient des conciliations ; d'autres des exclusions. Lapoujade l'affronte, la constate, mais n'en veut pas, parce qu'il sait que l'art, si ce mot encore un sens un siècle commercial, consiste précisément a rassembler formes et des significations hétérogènes dans des œuvres dont l'irréalité pacifique est le garant de leur nécessité.

Olivier Revault d'Allonnes