ROBERT LAPOUJADE, UN PEINTRE RÊVEUR ET CITOYEN
La vie et œuvre de Robert Lapoujade peuvent
apparaître comme des tissus de contradictions. Sa vie : celle
d'un travailleur acharné, qui pourtant ne creusait pas
longtemps le même sillon, qui savait interrompre un projet pour
se lancer dans un autre, qui ne croyait pas trop aux emplois extérieurs,
comme ceux de l'enseignement, auxquels pourtant il se donnait
avec ferveur. Un homme aussi pour qui les amours toujours
vraies, se disent au féminin pluriel.
Quant à son œuvre, la première difficulté
qu'elle soulève pour ceux qui ont à cœur de retrouver sa mémoire,
c'est qu'il n'en tenait aucun registre. Combien de fois lui
ai-je demandé de me donner des documents sur les tableaux du
passé ? Il me répondait qu'il n'en existe pas ; et ses propres
souvenirs le rendaient incapable de dire à qui il avait donné
ou vendu telle ou telle œuvre. Il était tout entier tourné
vers le présent, et surtout l'avenir, mais nullement vers le
passé, même récent. Bien présomptueux qui prétendrait ne
serait-ce qu'ébaucher Un catalogue exhaustif de Robert Poujade.
Les quelque cent œuvres de lui que présente
aujourd'hui le musée de Montauban montreront, certes, grâce à
leur ordre chronologique (seulement probable) une évolution,
depuis les premiers tableaux, les premières gravures , les
premiers dessins d'après la Libération, jusqu'à sa mort. Une
évolution, mais une constance aussi dans le style, dans ce que
les ateliers appellent la "patte" Constance et
inconstance. On y trouvera aussi une contradiction, ou plutôt
une oscillation entre le dessin et la couleur, et cette
oscillation se traduira par une harmonie maîtrisée dans les
derniers tableaux. Les fameux dessins à la pointe d'argent sont
un haut moment pour le regard et pour le trait ; et s'y exprime
aussi la hantise des valeurs du gris le plus léger au noir
total ; quand, dans les années soixante, Robert Lapoujade
enseigna l'art plastique à l'Ecole alsacienne, il demandait a
ses élèves de trouver et de réaliser, au crayon, onze degrés
allant insensiblement du blanc de la page au noir complet. Cela
semble facile ? Essayez...
On pourra même constater que les tableaux de
la période 1950 a 196O traitent la couleur de façon énergique,
ou du moins affirmative. Sont ménagées de relativement grandes
plages d'une même teinte, qui la posent et l'imposent, quinze
ou vingt ans plus tard, la surface est bien plus divisée, et
pourtant les couleurs, plus subtiles sans doute, contribuent au
sens de l'œuvre en même temps que la lumière. Comme si les
problèmes jadis résolus à coups de décisions, de choix, de
privilèges, n'avaient plus à se poser en termes d'exclusion,
et pouvaient enfin être traités grâce a l'harmonie, puis grâce
a la conspiration entre des éléments formels non seulement réconciliés,
mais surtout convergents désormais. Assez incapable de régler
les problèmes de sa vie pratique, Robert Lapoujade à su
construire, pour ses œuvres une série d'étapes au terme
desquelles créer, jadis labeur, naguère travail, devenait
enfin une Joie.
Autre contradiction, au moins apparente, voilà un homme qui
a passé sa vie à ne penser qu'à la peinture, et qui pourtant
était un citoyen conscient et "engagé". En témoignent
les tableaux sur la torture, pendant la Guerre d'Algérie ; plus
récemment, sur la bombe atomique sur les émeutes, les
"manifs", les concerts de la musique rock, etc.
Lapoujade, dans sa thébaïde de Saincy, ne posait guère sa
palette que pour regarder la télévision. Paradoxe ? Non. Il
m'a dit plusieurs fois que cela lui apportait des
"images", mot qui le torturait, et qu'il aimait
cependant. Il se vantait de pouvoir "clicher" une
image. si brève soit-elle, dans ses détails, dans son sens
essentiel, et de pouvoir ensuite la travailler et, non pas la
"rendre" mais lui rendre cette vérité que les médias
négligent on dissimulent. Mais dans ce cas, il aurait pu aussi
bien s'agir d'un match de football ; pourtant non, ce seront des
images de la guerre Iran-Irak ou des foules du 10 mai 1981. S'il
ne s'intéressait qu'à ça, qu'à la peinture, ce fut toujours
celle des grands moments collectifs de son temps.
Mais que dire de ce peintre
"abstrait" soucieux des formes, des traits, des
teintes et de leurs congruences, cet ennemi de tout réalisme,
trop facile et trop servile, qui pourtant Peut donner un titre
figuratif à chacun de ses tableaux au point que, quand il n'y
en a pas, on pourrait presque les dater par l'événement non
pas qu'ils représentent (quel vilain mot !), qu'ils évoquent,
dont ils livrent le sens, la signification.
Sens, signification : sans doute des
mots-clefs pour approcher l'œuvre de Lapoujade. Il le savait
fort bien lui-même : autour du 1950, et pendant cinq on six
ans, il était à la recherche de définitions de ces termes, à
la recherche de courants de pensée qui leur auraient donné
importance, vie et actualité. Ce fut évidemment la rencontre
avec la phénoménologie, On pouvait voir Robert Lapoujade
attablé dans les cafés du quartier latin, et interviewant tantôt
Gilles Deleuze, tantôt François Châtelet, Jean-François
Lyotard (qui venait de faire paraître un "Que sais-je ?
" sur ce sujet) et d'autres, dans l'espoir d'une réponse
à la question : qu'est-ce que le sens ? Fut-il déçu ? Pas
entièrement, car il a pu s'apercevoir, à l'ombre de la
philosophie d'Edmund Husserl, que si les formes, notamment
picturales, sont des "moules creux", une ou des
significations viennent immédiatement se couler en
elles. Toute sa vie, Lapoujade va à la fois expérimenter ce
fait, et le nourrir.
Le cinéma : il était évident, même pour un œil peu exercé,
dès ses premières œuvres personnelles (après les
apprentissages) que Lapoujade, un jour on l'autre, ferait du cinéma:
en effet, chaque fois que son dessin explorait des traces hors
de la stricte figuration chaque fois la trace présentait comme
un tremblé, comme une répétition du trait due à quelque déplacement
de la main, de la jambe, de la cigarette, du vêtement qui
tombe, de la branche qui frémit; bref, comme si plusieurs
images cinématographiques se superposaient sur la toile.
L'activité de Lapoujade cinéaste a duré de nombreuses années.
Mais il est important de se souvenir que cette activité a
connu, sinon deux périodes, au moins deux manières. Première
manière : le cinéma d'animation, comme on dit : du travail
presque exclusivement au banc-titre. Un trait, une touche, et la
caméra prend un cliché. A la projection, on a l'impression
qu'on a filmé le dessin en train de se faire on voit l'image
apparaître sans que se voient la main on le pinceau qui la créent.
Plusieurs courts-métrages en noir et blanc sont dus à ce
procédé ; l'œuvre la plus réussie est sans doute le Portrait
d'un oiseau qui n' existe pas film en couleur sur un poème
de Claude Aveline. On y voit par exemple cet oiseau se
construire peu à peu, plume à plume, gigoter, et puis se défaire
(puisqu'il n'existe pas) et bien sûr se refaire, autre. Quelle
force poussait Lapoujade à travailler ainsi, sinon ce
sentiment, présent dans toute son œuvre que la peinture s'est
trop longtemps contentée de représenter des clichés
"instantanés", des vues figées, même si elles
choisissent un moment qui, s'il le faut, exprime le mouvement du
cheval au galop, de l'archange Gabriel ou de Sartre secouant son
mégot. Il n'y a pas chez Lapoujade de telles "natures
mortes", de telles photos de plateau, dirait un cinéaste.
Les différents moments du mouvement coexistent dans le dessin.
D'où aussi un nouvel effet, auquel Lapoujade tenait beaucoup :
un effet de lecture plus difficile. Ce cheval est-il, comme
l'indique tel trait, en train de ruer ? ou, comme le suggère
tel autre trait, au repos ? Lucien Goldmann regarde-t-il vers sa
droite, on vers sa gauche ? A plusieurs reprises, Lapoujade
s'est félicité de cette situation d'incertitude, disant que si
le spectateur veut une figure et une seule, devant l'œuvre qui
lui en propose plusieurs, et bien il n'a qu'à la choisir, à
"se" la choisir comme on dit en Occitanie. On va, et
c'est tant mieux, vers des œuvres qui impliquent le travail
conjoint du peintre et du spectateur: il employait toujours, à
ce moment là, le mot travail.
Et puis il y a eu les œuvres cinématographiques
de la seconde période, du second genre : Le sourire vertical
et Socrate ; deux longs métrages, qui ont demandé
énormément de travail. Ce sont des films dans lesquels
l'auteur se risque à suivre des scénarios où se succèdent
des scènes sans rapports apparents, quelque chose comme le
cliquètement des situations hétérogènes remplaçant en
quelque sorte la coexistence et l'espèce de tremblement du
trait des premiers courts-métrages. Ce n'est plus l'image qui
grésille ou qui interfère avec elle-même, c'est la narration,
c'est le narratif. Bref, c'est encore et toujours du Lapoujade.
Une œuvre qui, elle aussi, nous demande du travail.
En raison de cette sorte de tremblement des
formes, certains tableaux vus de loin peuvent donner
l'impression que le dessin est hésitant Il n'en est rien. Pour
s'en convaincre, regarder quelques portraits de cette
exposition, ou bien les portraits exécutés à la pointe
d'argent, autour de l'année
1959; ils sont d'une précision
extrême. Se souvenir qu'a la pointe d'argent, qui inscrit le
trait sur un parchemin mouillé, il est impossible d'effacer
quoi que ce soit, le moindre contact pointe avec le parchemin
laissant une trace noire indélébile. Robert Lapoujade a
plusieurs fois décrit, pour ses élèves pour ses amis, la
tension extraordinaire que comporte ce genre d'exercice, tension
du regard et de la main, exigence d'une vision d'une précision
inhabituelle, et aussitôt d'un tracé irréprochable et définitif.
Cela suppose, évidemment, de l'entraînement, mais aussi une maîtrise
rare. Le modèle lui-même est appelé à prendre la pose avec
calme et patience, On retrouvera cette précision du dessin,
chez Lapoujade, dans presque tous ses tableaux, même (sinon
surtout) dans ceux qui jouent volontairement du flou, du nébuleux,
ou bien du "tremblé" ou d'une sorte de superposition
de nature cinématographique. Comme si un certain mal à voir
jouait ici avec les mécanismes de fascination. Robert Lapoujade
avait aussi, sans cesse, la tentation d'écrire. Le Mal à
voir est le titre d'un de ses essais de 1955, et les Mécanismes
de fascination d'un autre essai, de 1951. Il a aussi donné
de nombreux articles. Par exemple "Une peinture
existentialiste" dans Les lettres nouvelles d'avril
1956, ou "La liberté de l'artiste", dans cette même
revue en avril 1958.
Si beaucoup pensent que ce n'est pas par l'écriture
que ce peintre s'est exprimé avec le plus de force et de clarté,
ou que son vocabulaire manque trop souvent de constance ou de
pertinence, le lecteur bienveillant trouvera néanmoins dans ces
textes la manifestation, même embrouillée, des problèmes qui
hantaient le peintre, et à ce titre les textes permettent de
mieux aborder les œuvres plastiques.
Quels problèmes ? Ceux du sens, de la signification, nous
l'avons vu. Ceux aussi de l'image : à partir de quand une image
est elle constituée? Suffit-il qu'elle ait sens, ou du sens? Et
aussi ne peut pas ne pas surgir la question de son rapport, quel
qu'il puisse être, avec la réalité. Qu'on nous autorise ici
une citation un peu longue : Découvrir le monde, qu'on le
peigne en rouge ou en bleu, qu'on le transpose ou qu'on le
transvoie c'est à partir d'une différence fondamentale (de l'être
jusqu'à un certain néant) se découvrir soi en se mesurant à
lui. Il reste à définir et à poser à partir de quelle évidence
formelle fonctionne l'espace de l'image et comment cette image,
bien qu 'irréelle peut s'induire en réalisme.
C'est un extrait d'un article intitulé :
"L'être en regard".
Cette image, bien qu'irréelle, peut
s'induire en réalisme. Mais alors, dans le portrait ? On dit
pourtant bien que le problème est ici celui de la ressemblance.
Si l'on court vers le mimétisme photographique, ce n'est plus
"l'espace de l'image" qui "fonctionne" et si
on exorcise toute similitude, on ne fait plus un portrait. Ce
qui est mis en question, dans les portraits peints de
Lapoujade, c'est précisément cette notion de ressemblance.
Partir du fait que la photo d'identité n'a aucun intérêt, même
si elle permet de vérifier que le passeport est bien celui de
la personne qui l'exhibe. Un portrait digne de ce nom devra
"dire", ou "montrer" autre chose : plus.
Nous avons ici trois portraits de personnes célèbres :
Jean-Paul Sartre, Marguerite Duras, Lucien Goldmann. Au
demeurant, Robert Lapoujade a exécuté plusieurs portraits de
ces trois modèles.
Ceux-ci semblent à la fois livrer les
visages et les dissimuler, comme si le peintre disait a celui
qui regarde son tableau que sa vision à lui est inquiète,
changeante, plurielle, évolutive, et que si le peintre laisse
trace de tout cela sur la toile, c'est au spectateur, après
tout, de refaire au moins en partie l'itinéraire difficile mais
riche, tendu, incertain, Vivant comme est vivant un visage,
pourtant toujours semblable à quelque chose de lui-même malgré
son incessant devenir. On retrouvera bien sûr en chacun de ces
trois portraits tels signes plastiques caractéristiques de
chacun des modèles : le strabisme de Sartre, les yeux souvent
mi-clos de Duras, le regard attentif et tendre de Goldmann, et
ainsi de suite. Presque des repères : on ne peut pas confondre,
on ne peut que reconnaître la main de Sartre, les cheveux de
Duras, le col ouvert de Goldmann. Concession minimale au réalisme
? Peut-être. Mais comme le visage n'est pas seulement fait de
ces repères, eux-mêmes plus que mobiles, vers la gauche des
trois portraits, c'est à dire vers la droite des personnes
"représentées" s'installe, comme victorieux, le
fameux "mal à voir". A voir autrement. A voir autre
chose, à voir davantage, et plus précisément à voir ce que
le portrait à cent pour cent réaliste n'aurait ni vu ni fait
voir. Lapoujade ici, refuse de défigurer parce qu'il entreprend
de dévisager. Qui a pu par exemple connaître Lucien Goldmann
le retrouve dans ce portrait bien plus présent, bien plus
vivant que dans les photographies, pourtant excellentes, qu'on a
gardées de lui. "A partir de quelle évidence formelle,
disait Lapoujade fonctionne l'espace de l'image" ?
Cet "espace de l'image", en effet,
fonctionne à partir d'exigences formelles qui concernent aussi
bien le format que la dynamique des contours et des couleurs, la
luminosité des parties, la "touche" : bref tout ce
qui concerne les fameuses, "couleurs en un certain ordre
assemblées" de Maurice Denis. Mais ce n'est pas tout, loin
de là. Il y a aussi, outre les fameuses
"significations" de la toile, celles qui sortent
directement des faits plastiques, les significations
historiques, sociales, politiques, très fréquentes chez
Lapoujade. Les fameuses œuvres contre la torture, pendant la
guerre d'Algérie.
Les "manifestations" et les "émeutes".
Dans de telles œuvres, le sens politique est Souvent donne par
le titre de la toile. Mais parfois, même si le titre est déjà
riche de sens politique, le sens va bien plus loin. Ainsi en
est-il (]'une grande toile intitulée "10 mai 1981".
Sur ce tableau figure bien, en haut et à droite, une sorte
d'estrade, avec peut-être un drapeau rouge, mais c'est comme si
ce symbole de l'organisation était totalement marginalisé par
rapport à la présence réelle de centaines de milliers de
personnes qui ne s'en occupent guère : le temps n'est plus aux
"manifs" plus ou moins programmées, il est au déferlement
d'un peuple entier qui aurait pris en mains son destin, de façon
adulte. Et, par la rue qui figure tout en haut de la toile, ce
peuple ne cesse d'arriver. Il ne s'agit plus d'une analyse
socio-politique, il s'agit d'un rêve, d'une utopie consciemment
forgée, d'une sorte d'au-delà de l'événement, non plus tel
qu'il est, mais tel qu'on voudrait qu'il soit, Tel qu'on rêve
qu'il devienne. Ce 10 mai et ses suites n'ont pas rassemble ces
foules. Mais ils auraient pu le faire.
Il est curieux de constater que deux artistes
majeurs de ce siècle ont, chacun à sa manière, travaillé sur
la multitude d'événements minimes qui devient, comme par
l'effet du nombre. un grand événement, un, unique, unifié :
il s'agit de Robert Lapoujade, dans ses nombreuses
"foules" et du musicien lannis Xenakis, dans presque
toutes ses œuvres et surtout depuis Métastasis (1954) ou
Pithoprakta (1957). Le compositeur s'arme d'un appareil mathématique
riche mais précis qui lui permet "de traiter",
dit-il, un nombre énorme de faits ponctuels, ici des sons de
l'orchestre, et d'en faire sentir à l'auditeur, malgré l'effet
de nuage le sens, la direction, les évolutions, etc.
Cette quasi rencontre entre le peintre et le
musicien est elle un fait du siècle ? De l'effet de masse, de
la "massification" dit-on parfois, qui semble respecter
la liberté de chacun, à l'intérieur des lois ? On appelle
parfois cela la démocratie. Ou bien est-ce une façon de
souligner an contraire que, quand bien même le courant presque
unanime va dans une direction donnée, il y a toujours une
certaine possibilité pour un atome, pour Lin grain de sable,
pour un individu, d'aller à contre-courant ? Ou tout simplement
de faire comme les autres tout en restant lui-même.
En somme, chez Lapoujade comme chez Xenakis,
chacun de nous n'a qu'un point en commun avec tous les autres,
c'est qu'il leur est différent. L'art du XX, siècle ne pouvait
pas passer à côté de ce paradoxe, qui sent à la fois la
nostalgie et l'utopie. Nostalgie de l'individualisme romantique,
perdu avant même qu'il ait existé réellement, et utopie d'une
société où réapparaîtrait le "sujet" tant décrié,
mais qui se cherchent tant qu'il n'aura pas trouve sa réalisation
effective. Peindre "pour son époque", c'est aussi
peindre l'avenir, et pour l'avenir qu'elle peut se représenter.
Ou écrire. Ou composer de la musique. Et tout cela fonctionne
ainsi, même si l'artiste créateur n'a pas conscience du
contenu social des formes qu'il élabore.
En somme, pendant plus de soixante ans,
Robert Lapoujade s'est littéralement battu contre des
contradictions qui l'entouraient, contre des obsessions qui ne
le quittaient pas. Pour ce faire, il aurait été prêt à
renoncer à tout, et il a en effet renoncé à beaucoup : à la
gloire, à l'argent, à la cohérence, à l'itinéraire
rectiligne, à la sécurité morale, psychologique, matérielle.
A tout sauf à la peinture.
Peut-être la seule chose sérieuse
de sa vie. il a même renoncé à être reconnu comme un
"grand peintre" : nous en avons souvent parlé
ensemble ; et pourtant il était convaincu (moi aussi) qu il en
était un. Notamment parce qu'il s'occupait plus de peindre que
de se faire reconnaître. Le moindre hommage à lui rendre est
donc d'essayer d'entrer dans ses toiles. justement parce qu'il
les a disposées de sorte que nous puissions, qui que nous
soyons, entreprendre de l'y suivre.
Depuis plus de quarante ans que je m'y
efforce, je me suis fabriqué une petite clef pour y entrer : il
s'agit de détecter ici ou là les contradictions que chaque œuvre
résout on ne résout pas, mais présente toujours sans violence.
Les collages surréalistes affichaient cette violence; des
milliers d'œuvres du passé la niaient ; d'autres proposaient
des conciliations ; d'autres des exclusions. Lapoujade
l'affronte, la constate, mais n'en veut pas, parce qu'il sait
que l'art, si ce mot encore un sens un siècle
commercial, consiste précisément a rassembler formes et des
significations hétérogènes dans des œuvres dont l'irréalité
pacifique est le garant de leur nécessité.
Olivier Revault d'Allonnes